mercredi 22 janvier 2025.
 

L’amitié à sa racine dans le Christ qui est le chemin, la vie et la vérité.

L’amitié à sa racine dans le Christ qui est le chemin, la vie et la vérité.

Ælred

Oui, et je vais brièvement expliquer comment l’amitié est un échelon vers l’amour et la connaissance de Dieu ; prête-moi attention.

Dans l’amitié, rien n’est déshonnête, rien n’est feint, rien n’est simulé ; tout y est saint, délibéré, vrai ; cela est aussi de la propre charité. Mais, l’amitié brille davantage grâce à un privilège spécial : ceux qui sont unis par le lien de l’amitié ressentent toutes choses avec joie, avec sécurité, avec douceur, avec beaucoup de charme.

La charité en sa perfection nous fait aimer des gens de bien qui, souvent, nous sont à charge et nous font souffrir. Nous veillons à leurs intérêts en toute honnêteté, sans feinte ni dissimulation, de manière vraie et délibérée ; mais nous ne leur donnons pas accès aux confidences d’amitiés.

C’est pourquoi, dans l’amitié, on trouve à la fois l’honnêteté et le charme, la vérité et l’agrément, la douceur et la volonté délibérée, l’affection et l’action.

Tout cela commence à partir du Christ, se développe grâce au Christ, trouve son achèvement dans le Christ. Ainsi donc, il n’est ni trop ardu ni contre-nature de passer du Christ en tant qu’il nous inspire de l’amour pour un ami, au Christ en tant qu’il s’offre lui-même à nous comme un ami à aimer ; le charme succède au charme, la douceur à la douceur, l’affection à l’affection.

Un ami qui s’attache à son ami dans l’esprit du Christ ne fait avec lui qu’un seul cœur et qu’une âme ; et ainsi, s’élevant par les échelons de l’amour à l’amitié pour le Christ, il ne fait avec Lui qu’un seul esprit dans un unique baiser.

C’est à ce baiser qu’aspirait une âme sainte qui disait dans Le Cantique des Cantiques :

Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche1

Réfléchissons aux caractéristiques du baiser charnel afin de passer ensuite du domaine charnel au spirituel, de l’humain au divin.

Pour alimenter da vie, l’être humain a besoin de deux choses : la nourriture et l’air.

Il peut subsister assez longtemps sans nourriture ; mais il ne peut rester sans air, fût-ce une seule heure. Par conséquent, pour vivre, nous aspirons l’air par la bouche et nous l’expirons. Ce qui est exhalé ou inhalé s’appelle « souffle ».

Dans le baiser, deux souffles se rencontrent, se mêlent et s’unissent. Cela engendre dans l’âme un certain charme qui émeut ceux qui se le donnent et resserre leur affection.

Il y a un baiser corporel, un baiser spirituel et un baiser mystique.

Le baiser corporel se fait par la pression des lèvres, le baiser spirituel par l’union des âmes, le baiser mystique par l’effusion de grâce qu’opère l’Esprit de Dieu.

Le baiser corporel ne doit être donné et reçu que pour des motifs précis et honnêtes, par exemple, en signe de réconciliation quand deux hommes deviennent amis d’ennemis qu’ils étaient ; en signe de paix, comme le font à l’église ceux qui vont communier, en exprimant par un baiser visible la paix qui est en eux ; en signe d’affection comme il est permis de l’échanger entre époux ou comme des amis se le donnent après une longue absence ; en signe de l’unité catholique comme lorsqu’on accueille un hôte.

Mais, de même que la plupart des gens font un mauvais usage de l’eau, du feu, du fer, de la nourriture et de l’air — qui sont naturellement bons — en en faisant les complices de leur cruauté ou de leur sensualité, de même les êtres pervers et débauchés vont essayer de pimenter en quelque sorte leurs infamies avec ce baiser — bon en soi — que la loi naturelle a instauré pour signifier ce que nous avons dit . Par leur bassesse, ils souillent ce baiser : s’embrasser ainsi, c’est être adultère.

N’importe quel honnête homme comprend qu’il faut exécrer, repousser, fuir pareille manière de faire, et s’y opposer.

Quant au baiser spirituel, c’est proprement le baiser des amis qui sont liés par la seule loi de l’amitié. Il ne se donne pas par contact de la bouche, mais par l’affection de l’âme, non par une union des lèvres, mais par une réunion des esprits. L’Esprit de Dieu qui purifie toutes choses y ajoute une saveur céleste en faisant participer à ce qu’Il est lui-même.

Il n’est pas incorrect de dire que ce baiser est celui du Christ qui l’offre lui-même, non par sa propre bouche, mais par celle de quelqu’un d’autre.

C’est Lui qui insuffle une très sainte affection en ceux qui s’aiment, de sorte qu’il leur semble n’être quasiment plus qu’une âme en plusieurs corps ; ils disent alors avec le psalmiste :

Voyez qu’il est bon, qu’il est doux pour des frères d’habiter ensemble !2

L’âme accoutumée à ce baiser et sachant avec certitude que sa douceur vient du Christ, médite en elle-même et se dit : « Oh ! S’il venait lui-même ! » Elle aspire au baiser mystique et s’écrie avec un immense désir :

Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche3

afin que mon attrait pour les choses terrestres s’apaise, que toutes mes pensées, tous mes désirs relatifs aux choses de ce monde s’assoupissent et que je ne trouve mes délices que dans le baiser du Christ, que je me repose dans son étreinte, exultant et disant avec la fiancée du Cantique :

Son bras gauche est sous ma tête et sa droite m’étreint4

Gauthier

Cette amitié, à ce que je vois, n’est pas banale ; ce n’est pas celle à laquelle nous rêvons d’habitude.

Pour moi, j’ai toujours cru que l’amitié n’est rien d’autre que l’accord de deux volontés telle que l’un ne veut rien de ce que l’autre ne veut pas.

Il y a une telle conformité de sentiments entre l’un et l’autre, pour le bien comme pour le mal, qu’aucun ne refuse à l’autre ses forces vives, son argent, son honneur ni rien de ce qui lui appartient : il peut en jouir et en abuser à son gré.

Or l’amitié véritable dont tu nous parles, l’amitié spirituelle, semble bien être toute autre…

Suffisamment instruit sur ce sujet, j’aimerais te demander de préciser la limite de l’amitié, jusqu’où elle doit aller. Car les opinions sont diverses :

  • les uns pensent qu’il faut savoir aller à l’encontre de sa foi, de l’honnêteté et du bien commun ou privé, pour favoriser un ami ;
  • d’autres estiment qu’il faut faire exception pour la foi, mais qu’il n’y a pas à se soucier du reste.
  • Certains sont d’avis de mépriser les richesses, de repousser les honneurs, de s’exposer à l’hostilité des grands, et de ne pas chercher à éviter l’exil, en faveur d’un ami ; il faudrait faudrait même s’exposer soi-même à des choses déshonnêtes et honteuses pourvu qu’on ne porte pas préjudice à la patrie et qu’on ne lèse pas injustement autrui.
  • Les uns fixent à l’amitié l limite suivante : que chacun soit aussi bien disposé envers son ami qu’envers soi-même.
  • Les autres croient satisfaire à l’amitié en rendant bienfait pour bienfait, service pour service.

À mon sens, il n’y a pas lieu de se rallier à l’une ou l’autre de ces thèses ; notre entretien nous en persuade suffisamment. C’est pourquoi je souhaite que tu m’indiques la limite précise de l’amitié…


Notes & Références

L’amitié véritable, Saint Ælred de Rievaulx, éditions Artèges, 2016, p. 38-43.

  1. Cn 1, 2
  2. (Ps 132, 1)
  3. Cn 1, 2
  4. Cn 2, 6

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